PROLOGUE

Une fumée étrange emplissait la caverne. La femme avança ; la brume la suivit tel un chiot sur les talons d'une chienne.

Elle passa devant des ombres à la lumière blanche et pure. C'était le Feu de Dieu, qui provenait d'une déchirure circulaire courant dans le sol de pierre.

Des étincelles jaillirent, formant un collier-scintillant sur le col de sa robe de velours. Mais elle ne frémit pas. Le feu était froid, comme les flammèches qui en naissaient.

Au-delà des flammes, elle vit son frère, debout sur les berges de l'Autre Monde, comme il l'était si souvent. Le Feu de Dieu l'illuminait de sa sinistre lueur bleue, soulignant les lignes splendides de son visage. C'était un bel homme ; autrefois, elle aurait été jalouse, mais elle savait qu'elle disposait de plus de pouvoir que lui.

Il l'aperçut et sourit.

Les flammes moururent, comme rappelées dans leur cache secrète. Mais leur aura demeura, enveloppant l'homme de luminescence.

La caverne était faite de basalte noir taillé comme une pierre précieuse. Il n'y avait pas de torches à cause du Feu de Dieu ; point n'était besoin de pauvres éclairages humains quand le Seker leur prêtait sa lumière.

Elle avança vers lui, sa ceinture d'argent tintant contre le lourd tissu noir de sa robe de velours. Elle sentit le souffle du dieu ; pour elle, il n'était pas déplaisant. La promesse de pouvoir qu'il charriait était un parfum entêtant qui la faisait frémir de plaisir.

Elle s'arrêta au bord de l'orifice béant.

— Depuis combien de temps n'as-tu pas mangé ?

Il sourit.

— C'est bien de toi : se soucier ainsi des détails matériels.

— Combien de temps, Strahan ?

— Un jour, deux... Je ne sais plus. Quelle importance, Lillith ? Je ne risque pas de dépérir tant que je suis au service du dieu.

Elle regarda le gouffre. Entre eux s'étendait un monde, celui d'Asar-Suti.

Il leur suffisait d'ouvrir un Portail...

Pas encore. Il restait du temps.

Du temps pour la réalisation de leurs plans.

— Reviens, dit-elle. Il faut que tu manges.

La chevelure de l'homme était aussi noire que celle de sa sœur, et presque aussi longue. Pourtant, il n'avait rien de féminin. Ses vêtements de cuir gris étaient teintés d'un bleu lilas étrange par le Feu de Dieu. Lillith soupira. Elle était sa sœur, pas sa mère. Mais leurs deux parents étant morts depuis longtemps, une partie du fardeau était retombée sur elle.

— Viens-tu ?

— J'ai faim, reconnut-il, mais pas de nourriture. J'ai soif, mais le vin que je veux est le sang des fils de Niall.

Ses yeux brillaient d'une lueur étrange : l'un était bleu, l'autre marron. Elle avait du mal à sonder les émotions qui jouaient dans leurs profondeurs.

Cette fois, elle vit qu'il était à bout de patience.

— Ce ne sera plus long. Tu peux sans doute attendre encore un peu.

— Non. J'ai passé mon temps à ça. J'en ai fini avec l'attente. ( Il lui fit un sourire enjôleur. ) Lillith, j'ai faim.

— Le temps est de notre côté, dit-elle. Nous avons toutes les années de notre vie.

— Ils ne les ont pas. Ils sont humains, même si ce sont des Cheysulis. Ils vivent soixante-dix ou quatre-vingts ans, puis ils meurent. Et nous, nous sommes encore des enfants.

— Tu es encore un enfant, dit Lillith avec un rire argentin. La dernière fois que j'ai compté mes années, j'en avais près de deux cents.

Il grogna, peu impressionné. Certes, il était jeune, comparé à elle, mais son pouvoir grandissait tous les jours.

— J'ai besoin d'eux, Lillith. Les fils du Mujhar ne sont plus des enfants, ni des adolescents. Ce sont des hommes, des guerriers. Si nous attendons trop longtemps...

— Pourtant, nous attendrons. Aussi longtemps que ce sera nécessaire. Jusqu'à ce que le moment soit propice.

— Vingt ans, Lillith ! Vingt ans depuis que Niall a fait échouer mes plans.

— Vingt ans sont comme un jour pour nous. Je sais, Strahan, cela me fatigue aussi... Mais nous sommes tout près du but. Le jeu commence... Toutes les pièces sont en place. Comme tu l'as dit, maintenant ils ont un âge qui fera la différence.

— Un âge qui leur permettra de bien me servir. Je les veux, ici, entre les murs de Valgaard, afin de pouvoir les faire miens. Je régnerai sur eux, et eux régneront sur leurs royaumes.

Il rit soudain, puis rencontra les yeux de sa sœur à travers le Portail d'Asar-Suti.

— Quand les fils de Niall seront à moi, je les installerai sur leur trônes, tous les trois... Je prendrai leurs lirs et leurs esprits, à tous les trois ; j'en ferai de fidèles laquais des Ihlinis...

Il s'interrompit un instant, réfléchissant à ses paroles. Puis il continua sur un ton de profonde satisfaction.

— ... alors je régnerai au nom d'Asar-Suti par l'intermédiaire de leurs coquilles vides.

Lillith sourit et traça négligemment dans l'air une rune palpitante de Feu de Dieu pourpre. Celle-ci pulsa, tourbillonna, se tordit, puis disparut.

— Bien entendu. Nous avons établi nos plans. Il ne reste qu'à espérer que le résultat sera conforme à nos vœux. Maintenant, vas-tu venir ?

— Oui, dans un moment. Avant, j'ai quelque chose à faire.

Dans l'étrange et sinistre lumière, Strahan l'Ihlini s'agenouilla en signe de soumission et d'obéissance au dieu de l'Autre Monde.